Thierry Breton n’y va pas de main morte. Le fraichement nommé commissaire français au Marché intérieur assure ce matin que l’Europe prendra ses responsabilités sur la taxation des géants numériques. Si les pays de l’OCDE n’arrivent pas à une solution, l’Union européenne en créera une sur le territoire des 27 États membres.
Ancien patron d’Atos, VP de Bull, et excusez du peu ex-ministre de l’Economie de la France, Thierry Breton assure que l’idée d’un impôt sur les Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple, entre autres) doit se concrétiser en Europe.
Une initiative qui divise les États-Unis et les pays européens. Notamment la France qui s’est attiré les foudres de Washington en créant sa propre taxe. Des discussions sont en cours au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Et faute d’accord donc, l’UE prendra l’initiative.
publicité
“Nous déciderons au niveau européen, d’une taxe sur l’ensemble du territoire européen à Vingt-Sept”
Si celles-ci devaient échouer, “l’Europe, bien entendu, prendrait ses responsabilités et on s’en chargerait directement au niveau des pays européens”, a déclaré Thierry Breton sur France Inter. “Ça veut dire tout simplement que nous déciderons à ce moment-là, au niveau européen, d’une taxe sur l’ensemble du territoire européen à Vingt-Sept”.
Et la menace américaine ne semble pas émouvoir le dirigeant européen. Thierry Breton a assuré que l’UE prendrait des mesures de rétorsion si les États-Unis devaient alourdir les droits de douane sur les importations françaises. Une menace brandie à plusieurs reprises par Donald Trump.
La taxation des Gafa est au menu de l’entretien prévu mardi entre le président américain et la cheffe de l’exécutif européen, Ursula von der Leyen, en marge du sommet de Davos.
Côté français, Bruno Le Maire, ministre français de l’Economie et des Finances, s’est donné jusqu’à la fin du mois pour faire avancer le dossier. La deadline fixée également au 21 janvier, date de l’ouverture du Forum économique mondial à Davos, en Suisse. C’est là qu’il rencontrera le secrétaire au Trésor américain Steven Mnuchin.
Taxe sur les services numériques : quand, comment, pourquoi ?
La France a adopté la taxe sur les services numériques l’été dernier. Bien qu’elle soit connue sous le nom de taxe GAFA, le gouvernement français a tenu à expliquer qu’elle visait tous les groupes internationaux. Plus précisément, tout groupe qui réalise un chiffre d’affaires de 750 millions d’euros dans le monde et de 25 millions d’euros en France grâce aux revenus de la publicité et des services d’intermédiaire numérique auprès des utilisateurs.
Ces entreprises sont désormais soumises à un impôt sur le revenu de 3 % qui, selon les estimations du gouvernement français, pourrait rapporter environ 500 millions d’euros chaque année.
Le gouvernement américain n’a pas perdu de temps pour ouvrir une enquête sur la loi française, arguant que la nouvelle taxe était injuste. Le mois dernier, les résultats de l’enquête ont été publiés ; ils soutiennent que « la taxe française sur les services numériques est discriminatoire envers les entreprises américaines » et recommandent que les Etats-Unis « prennent des mesures » contre la taxe pour lutter contre le « protectionnisme croissant » des états membres de l’UE.
Le vin, le fromage et le champagne dans la balance
Depuis, le président Trump a menacé d’imposer des droits de douane punitifs sur des produits français d’une valeur de 2,4 milliards de dollars, dont le vin, le fromage et le champagne – une initiative soutenue sans surprise par les géants technologiques américains Amazon, Google et Facebook.
Anup Srivasta, chercheur en comptabilité à l’Université de Calgary, a déclaré à ZDNet : « cette situation pourrait se transformer en guerre commerciale majeure. Aucune partie n’est susceptible de bouger. La France a besoin d’argent pour combler son déficit, et Trump ne semble pas prêt à faire de compromis. De plus, le poids financier des géants du numérique leur permet de faire pression à Washington ».
La perspective d’une guerre commerciale n’ayant jamais semblé aussi réelle, Bruno Le Maire s’est donc engagé à apaiser les tensions, mais il n’a pas précisé quel type de solution était envisagé.
Une décision justifiée ou provocatrice ?
Pour comprendre pourquoi la France a adopté cette taxe GAFA, il est nécessaire de revenir sur l’histoire courte mais tortueuse de la taxe numérique. Et tout cela se résume à une faille : dans les normes fiscales traditionnelles définies par l’OCDE, les entreprises paient l’impôt là où la valeur est créée, c’est-à-dire là où elles ont une présence physique.
Mais avec l’avènement d’Internet, les grandes entreprises technologiques ont commencé à accroître leur chiffre d’affaires grâce à l’utilisation de leurs utilisateurs, et ce sans avoir à déployer une présence physique, ou à payer des impôts sur le lieu où la valeur a été créée.
L’OCDE a commencé à se pencher sur la question en 2015, dans un rapport mettant en évidence les « défis fiscaux de l’économie numérique ». Mais ce projet n’a pas été bien accueilli par l’administration Obama, qui avait déjà accusé l’UE d’attaquer injustement les géants technologiques américains pour faire valoir ses « intérêts commerciaux ».
“La France s’est sentie frustrée par les entreprises numériques”
Depuis lors, l’OCDE s’efforce de trouver une approche unifiée qui permettrait de régler la question au niveau mondial, plutôt que de laisser chaque pays proposer des règles individuelles. Selon l’organisation, le fait d’avoir divers accords bilatéraux au lieu d’une norme mondiale entraînera une pression considérable sur toutes les entreprises – qu’elles soient petites ou grandes, basées aux Etats-Unis ou non.
Des progrès ont été réalisés, quoique lentement, en partie parce que l’OCDE tente de rassembler les diverses préoccupations et demandes de ses 135 membres. Une étape significative, cependant, a eu lieu avec la proposition de s’assurer que les entreprises numériques paient des impôts « partout où elles ont des activités importantes en contact avec leurs utilisateurs et où elles génèrent du profit », plutôt que là où elles ont une présence physique.
La proposition a été présentée en octobre dernier, juste après que la France a décidé de faire cavalier seul et d’adopter ses propres règles. Cette décision pourrait nuire à des années de négociations diplomatiques à l’OCDE.
Luminita Enache, professeur adjoint à la Haskayne School of Business de l’Université de Calgary, a déclaré à ZDNet : « La France s’est sentie frustrée par les entreprises numériques qui opéraient dans le pays et qui ne payaient pas d’impôts. Mais il y a eu des discussions au niveau international pour développer un cadre plus large pour les taxes numériques. Je crois qu’il faut multiplier les discussions et les accords dans le but d’atteindre un consensus entre les différents pays, et d’éviter une guerre commerciale ».
Vers une guerre commerciale ?
Bruno Le Maire a déclaré, après que Washington a annoncé des mesures de rétorsion, que si les Etats-Unis s’en prennent à la France à cause de la taxe numérique nationale, ils devront aussi s’en prendre à l’Italie, à l’Autriche et au Royaume-Uni, entraînant alors un conflit commercial entre les Etats-Unis et l’Europe.
La déclaration de Phil Hogan, commissaire européen au commerce, selon laquelle Bruxelles soutiendrait la France et « examinerait toutes les possibilités » si des droits de douane devaient être imposés par l’administration Trump, a également alimenté la crainte d’une guerre commerciale entre les Etats-Unis et l’Europe.
En réalité, cependant, il semble que le gouvernement français reçoive peu de soutien des autres pays européens. L’Allemagne, par exemple, est déjà suffisamment préoccupée par la menace du président Trump d’imposer des droits de douane aux constructeurs automobiles européens, ce qui ferait chuter le secteur automobile allemand de 12 %.
Au Royaume-Uni, le gouvernement s’est engagé à introduire une taxe de 2 % sur les services numériques à partir d’avril 2020, ce qui générerait un montant estimé à 1,5 milliard de livres sur cinq ans. La proposition a également été motivée par la lenteur frustrante des négociations à l’OCDE. Mais les experts ont exprimé des doutes quant à savoir si Boris Johnson pousserait la nouvelle réglementation alors qu’il tente de courtiser l’administration Trump pour obtenir un accord commercial favorable avec les Etats-Unis, à la suite du Brexit.
« Certains pays de l’UE pourraient proposer une taxe sur les services numériques juste pour accélérer la mise en place d’un cadre mondial plus large, comme celui qui est en cours de discussion à l’OCDE », a déclaré à ZDNet Hussein Warsame, professeur de commerce à l’Université de Calgary. « Mais en fin de compte, ces taxes sur les revenus sont court-termistes et mauvaises – tout comme les représailles américaines sont mauvaises. Il faut toutefois espérer qu’elles ouvriront des discussions plus sérieuses sur la façon de taxer ces entreprises ».
Quelle solution ?
La Commission européenne a présenté un plan pour un système européen de taxation numérique, qui a rencontré une forte opposition de la part des pays nordiques tels que la Finlande, le Danemark et la Suède, qui ont déclaré qu’une solution strictement européenne compliquerait la coopération internationale. Du point de vue de l’OCDE, la meilleure option est de poursuivre les négociations internationales.
L’organisation se réunira à nouveau à la fin du mois de janvier pour s’entendre sur l’architecture de l’accord, avant de commencer à travailler sur les termes exacts. Dans le meilleur des cas – et cela paraît plutôt ambitieux – un accord sera signé d’ici fin 2020. Si l’accord est conclu, la France et le Royaume-Uni ont tous deux déclaré que les nouvelles règles internationales se substitueraient à leur taxe nationale respective.
Les récents développements entre la France et les Etats-Unis ont toutefois donné aux responsables de l’OCDE des raisons de s’inquiéter. Dans une lettre adressée à l’organisation à la suite de la mise en œuvre de la taxe GAFA, Steven Mnuchin a exprimé son opposition à ce que les membres de l’OCDE s’écartent du système fiscal international.
« Nous exhortons tous les pays à suspendre les initiatives en matière de taxe sur les services numériques, afin de permettre à l’OCDE de parvenir à un accord multilatéral », peut-on lire dans la lettre. Et comme les Etats-Unis ont un poids de négociation important à la table de l’OCDE, la diplomatie sera effectivement un principe directeur dans les prochains mois.
Source : ZDNet.com
Comments