La ville de Toronto est en train d’expérimenter une nouvelle approche pour son développement : et si elle confiait à une entreprise privée tout un nouveau quartier à développer, celui de Quayside ?
Quayside, ce n’est qu’une partie de la zone en bord de lac en total réaménagement à Toronto, mais c’est celle qui fait le plus couler d’encre car cette entreprise privée, c’est Sidewalk Labs, une filiale de Google (Alphabet). Don’t be evil !
Faisant rapidement le lien avec le développement de sa maison mère qui a offert un service gratuit de recherche contre une valorisation des données personnelles, ce qui en a fait le leader mondial de la publicité en ligne, toutes les mauvaises intentions cachées sont alors données à Sidewalk Labs pour la création de ce nouveau quartier. Sa démarche de design est pourtant ouverte.
Le mouvement d’opposition baptisé #BlockSidewalk s’inquiète notamment du risque de s’approprier l’espace public. Il parle d’une ville truffée de capteurs, et de leur utilisation par le géant de l’Internet, qui plus est, un américain (et non canadien) posant une menace pour la vie privée des habitants de ce quartier et pour la souveraineté du Canada plus largement. Outch !
Ceci n’est pas sans rappeler en France les oppositions récentes de la CNIL à des usages de reconnaissance faciale pour assurer la sécurité à l’entrée de deux lycées, ou l’écoute des bruits de la ville pour identifier les coups de feu. Les villes intelligentes sont un nouvel objet qu’il faut s’approprier et parfois certains aimeraient bien qu’elles soient un peu moins… intelligentes (“qui a la faculté de connaître et de comprendre”) !
Sans surprise, à peine la phase de design entamée, ce projet faisait déjà des vagues, et pour un quartier en bord de lac, il a bien failli tomber à l’eau.
Mais finalement ce 31 octobre 2019 un accord a été trouvé entre la ville de Toronto et Sidewalk Labs. Malgré l’opposition grandissante, Sidewalk Labs a su faire les concessions pour rester en lice dans cette dernière ligne droite avec une attribution finale attendue en 2020.
Quayside c’est bien un projet d’innovation qui doit réinventer la ville et ses services au niveau d’un quartier (en plus bien délimité par des quais). Avec ce projet, GreenSI observe dans le domaine public, ce phénomène “d’hybridation” connu dans le secteur privé quand les acteurs traditionnels ou historiques font une place à des acteurs du numérique qui maîtrisent d’autres technologies et d’autres approches de l’innovation. Ou alors quand BlablaCar rachète Ouibus à la SNCF, dans le cadre d’un partenariat pour le développer plus vite qu’elle ne sait le faire.
On a aussi vu cette hybridation dans les banques ou dans les assurances, qui ont ouvert des sites d’incubation de startups ou de projets, comme le “Village by CA”, ou des “Hub digitaux” ouverts à l’open-innovation pour apprendre à travailler différemment en intégrant des personnes qui pensent autrement. Mais l’hybridation marche dans les deux sens. C’est également la transformation des acteurs du numérique qui se heurtent (ou découvrent) leur impact sociétal et doivent composer avec pour contribuer positivement à la collectivité.
Les grandes métropoles recherchent maintenant toutes les compétences, bien au delà des techniques de l’architecture et de l’urbanisme actuel, pour aborder la transformation digitale et environnementales. En 2020, la ville se pense avec ses usages, avec un modèle économique durable pour son fonctionnement (énergie, entretien, environnement,…) et se co-construit avec les citoyens et la collectivité. Ce projet Quayside à Toronto en est l’illustration grandeur réelle dans une métropole de 3 millions d’habitants.
Tout commence avec les challenges auxquels les villes sont confrontées. Comment se réinventer en apportant une réponse durable pour réduire le trafic qui explose, notamment avec les livraisons du e-commerce, pour mieux maîtriser l’énergie, ou s’adapter tout au long de la journée aux différents usages et libérer des espaces communs pour que se développent des communautés et le bien vivre ensemble ?
La ville de New York vient de révéler le chiffre de un million de paquets livrés chaque jour, ce qui désorganise totalement sa circulation urbaine (camions en double file, tri des paquets sur les trottoirs,…) et montre que tous les plans à dix ans qui peuvent être élaborés par les villes peuvent être rendus obsolètes très rapidement par de nouveaux services qu’elles ne pilotent pas, voire qu’elles ne gouvernent plus (34% d’infractions de stationnement en plus à New York, intégrées dans les business modèles de la livraison !). Et ce n’est qu’un début car les délais moyens de livraisons continuent de baisser : Amazon, qui donne le la, veut passer à 24h pour un paquet standard et l’heure pour les produits frais.
Le réseau Internet a fêté ses 50 ans le 29 octobre (le web lui n’a que 30 ans) depuis son premier message entre les universités UCLA et Stanford, qui allait donner naissance à Arpanet militaire, puis Internet dans le domaine civil. Il aura bouleversé tous les modes de communication et développé de nouveaux espaces d’expression et de collaboration. L’impact d’Internet sur les villes et les métropoles est majeur, et n’a peut être pas encore été totalement intégré par les urbanistes.
Faisant partie du problème, Internet est aussi la solution en devenant le moyen de changer de modèle pour la ville, après l’invention de l’automobile qui a façonné les villes que l’on connait, et l’électricité juste avant.
Si on revient à Toronto, avec le recul, s’associer à Google et à son expertise de l’Internet (certes très envahissante), n’est pas une si mauvaise idée voire même une très bonne idée pour la ville de Toronto qui est la première à le tenter. En tout cas, cette phase de bientôt deux ans de projets aura certainement été un catalyseur pour la ville, pour savoir ce qu’elle voulait et ce qu’elle ne voulait pas pour son avenir.
La première présentation public a eu lieu fin 2017, et des phases de design avec les citoyens un an plus tard. Une longue année, mais qui est peut-être passée un peu vite (à l’échelle des standards des villes), sans mesurer les efforts de conduite des changements qui seraient nécessaires pour faire accepter l’idée d’une ville reposant sur une conception différente, et pour construire une gouvernance publique dans ce projet afin d’assurer son acceptabilité par tous.
En juillet 2019, après cette phase d’idéation, de concertation et de conception, le projet de « smart-city » de Sidewalk Labs pour Toronto a été dévoilé. On peut trouver sur le site dédié au projet les centaines de pages de ce travail qui ne manqueront pas d’inspirer d’autres villes… et certainement d’autres billets de GreenSI.
En terme d’approche, ce schéma d’urbanisation numérique de la ville présenté avec ses couches horizontales et la question de l’interopérabilité, a dû laisser plus d’un architecte urbaniste perplexe. Et pourtant c’est bien cela qui manque dans les maisons, les bâtiments et bien sûr les villes où tout n’est pas compatible, fortement dépendant du constructeur ou de l’équipementier, ce qui complexifie la gestion ultérieure et réduit l’intérêt une fois construit. D’ailleurs de nouvelles normes se développent dans ce sens, entre autres celles de l’ISO ou de la Smart Building Alliance, mais sont encore loin d’être répandues dans l’industrie de la construction.
En trompe l’œil des projets ambitieux de villes intelligentes, se cache la transformation de l’industrie de la construction, pour justement des constructions au design beaucoup moins artistique et beaucoup plus intelligent.
La réponse de Google est en partie technologique puisque c’est dans son ADN, mais son projet va au delà en abordant ce nouveau quartier comme un ensemble cohérent et reconfigurable. On va y retrouver des voitures autonomes, une meilleure gestion de l’énergie pour chauffer les pistes cyclables l’hiver (éviter le gel) ou les édifices. On y trouve également une infrastructure souterraine pour les livraisons à domicile, avec un centre logistique dédié pour améliorer le trafic urbain et la qualité de l’air. Et là on ne peut s’empêcher de repenser à l’exemple de NewYork.
Le design de Sidewalk Labs prévoit des tunnels pour relier les immeubles et des zones de chargement et déchargement, de collecte des ordures ménagères, affichant une réduction de 78% de la circulation poids lourds en ville.
Ceux qui sont déjà allé à Toronto savent qu’il y a déjà beaucoup de passages entre immeubles, que l’on peut passer d’un magasin à l’autre et qu’ils sont reliés également au métro, car l’hiver peut-être rude et long.
Comme quoi, des californiens bronzés qui pourraient avoir du mal à imaginer une ville sous la neige, ont utilisé l’intelligence collective des Torontois pour résoudre un autre problème dans le transport. D’ailleurs on aurait pu aussi s’inspirer en remontant au début du XIX siècle, les grands travaux des villes comme Paris ou Londres ont enterré les eaux usées qui passaient avant au milieu des rues en pente, engageant ainsi la révolution de l’époque, l’hygiénisme.
Domaine après domaine, le projet de Quayside essaye de réinventer la ville.
Le projet de Sidewalk Labs est donc de nouveau en piste et si il est accepté par les autorités locales et le gouvernement canadien le début des constructions serait d’ici à 2022.
Pour obtenir ce résultat, Sidewalk Labs a du faire des aménagements à son projet, notamment un objectif de 40% des prix d’habitations en dessous du prix du marché et s’en tenir à son plan initial de 12 acres plutôt qu’à un projet de 190 acres proposé à l’été.
Concernant les données, le sujet suivi de près par GreenSI, elles ne seront pas utilisées sans consentement de l’utilisateur (engagement moindre que le RGPD). Toutes les données récoltées dans le cadre urbain seront totalement anonymisée et stockées et traitées au Canada. Des accès publics et transparents seront aménagés via un service d’open data.
Waterfront Toronto, la société publique chargée du développement, dirigera aussi toutes les questions relatives aux données et à la confidentialité. Les spécialistes de l’urbanisme et du financement devront aussi s’hybrider et s’occuper d’architecture de données et de leur protection. C’est une décision importante.
Dans le domaine de la propriété intellectuelle, les entreprises canadiennes pourront utiliser tous les brevets générés par les innovations numériques du projet par Sidewalk Labs. Ce qui confirme l’ambition de Google en matière de dépôt de brevet 😉
Ainsi, avec ces amendements au projet, les opposants ne pourront plus parler du “projet Google” puisque c’est devenu un projet aux multiples retombées publiques. Le 31 mars le conseil décidera alors de poursuivre ou non les accords de mise en œuvre avec une date butoir pour finaliser un accord avant le 31 décembre 2020. Pour GreenSI le projet a l’air d’être bien remonté sur les rails.
Avec ce projet très médiatisé en Amérique du Nord, GreenSI ne serait pas étonné de voire fleurir à l’avenir ce type de rapprochement public-privé, métropoles avec des acteurs de la technologie ou des acteurs qui ont développé une expertise forte dans les services urbains et l’environnement, et qui sauront composer avec une gouvernance forte de la collectivité. C’est aussi un appel fort pour ces métropoles pour réinventer leur approche traditionnelle de l’urbanisme en misant plus sur l’innovation ouverte.
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