Depuis l’adoption par référendum du Brexit, les entreprises technologiques britanniques ont cherché à déterminer quel sera l’impact d’un départ du Royaume-Uni de l’Union européenne pour leur quotidien. Si certains ont été conduits à repenser leurs chaînes d’approvisionnement ou à déménager certaines de leurs activités à l’étranger, d’autres ont choisi de jouer l’autruche, estimant que l’incertitude entourant le sort du Brexit trop forte pour mener à de telles extrémités.
Reste qu’alors que le Brexit devrait bel et bien déboucher sur un départ – avec ou sans accord – à compter du 31 octobre prochain, ces entreprises vont être amenées à reconsidérer leurs orientations et à se préparer à l’impact.
Un impact qui pourrait être déterminant pour leur avenir, alors que l’industrie technologique profite de talents très demandés, qui pourraient préférer rester dans l’Union européenne au détriment du Royaume-Uni. Avec des talents tant convoités, ces derniers peuvent travailler à partir de pratiquement n’importe quel endroit, de sorte que l’impact de Brexit est susceptible d’être visible d’abord et plus clairement sur ces individus.
“Une opportunité qui nous échappe”
Et comme près de la moitié des exportations du secteur numérique du Royaume-Uni sont destinées à l’UE, la façon dont le gouvernement a finalement résolu le défi posé par le Brexit est d’une importance vitale pour l’industrie britannique toute entière. C’est pourquoi ZDNet s’est entretenu avec des représentants d’entreprises technologiques de différentes tailles pour évaluer leur ressenti vis-à-vis de ce Brexit qui se profile à leur porte.
Pour Steve Millidge, le fondateur de l’éditeur de logiciels libres Payara, l’impact du Brexit devrait être fort pour l’industrie technologique britannique. Après l’adoption du Brexit, sa société a ouvert un nouveau bureau sur l’île portugaise de Madère. “C’est absolument en rapport avec Brexit. La complexité d’avoir deux sociétés d’exploitation était trop forte pour nous”, explique le dirigeant de la société, dont la plupart des clients et des salariés proviennent des pays de l’UE. Comme l’a confirmé sa responsable des ressources humaines et des opérations, Julia Millidge, l’entreprise recrutera pour de nouveaux projets à Madère, tandis que l’état-major de la société pourrait vivre une moitié de l’année hors du Royaume-Uni.
“Les nouveaux projets que nous espérons lancer, en particulier dans les domaines de la technologie, du marketing et éventuellement de la vente, vont maintenant être créés à Madère, au lieu d’ici, au Royaume-Uni”, constate Julia Millidge, qui regrette de ne pouvoir construire l’avenir de la société outre-Manche dans les conditions actuelles. “Nous aurions probablement créé notre projet de développement au Royaume-Uni. Mais à cause du Brexit, c’est une opportunité qui échappera à un groupe de personnes dans ce pays”, explique-t-elle.
Une source d’opportunités pour les sociétés de cybersécurité
La société de cybersécurité SecureData conçoit pour sa part le Brexit comme une source potentielle d’opportunité. Elle a ainsi été amenée à aider des sociétés à scinder leurs réseaux à mesure que ces dernières transfèrent leurs opérations hors du Royaume-Uni, à destination des pays de l’UE. La prudence reste toutefois de mise pour bon nombre d’entreprises qui n’ont toujours pas procédé à ces opérations pourtant vitales, devant l’incertitude qui bloque encore les élites politiques britanniques. “Il y a eu beaucoup plus d’incertitude.
Les gens retardent à juste titre les décisions techniques. Ils veulent savoir ce que l’avenir leur réserve”, a ainsi fait savoir Etienne Greeff, CTO et fondateur de SecureData. Selon KPMG, un Brexit sans accord entraînerait une contraction de l’économie de 1,5 % l’année prochaine, tandis qu’un accord avec l’Europe pourrait entraîner une croissance économique de 1,5 %. Cet écart fait une énorme différence dans les décisions d’investissement, explique le dirigeant.
“Il y a aussi des choses pratiques qui nous coûtent de l’argent, ce que je vois presque comme une taxe Brexit”, indique-t-il. Le siège social de l’entreprise se trouve dans le Kent, de sorte qu’en cas d’un Brexit sans transaction, une perturbation à Douvres et dans d’autres ports pourrait causer de gros problèmes. “Notre autoroute et la principale voie d’accès à nos bureaux deviendront effectivement un parc de camions ou un immense parking”, dénonce le dirigeant. En conséquence, l’entreprise a dépensé de l’argent pour s’assurer que le personnel puisse travailler à distance afin d’éviter les embouteillages.
“Beaucoup de gens n’ont pas commencé à y penser parce qu’ils espèrent qu’on n’en arrivera pas là”
Comme d’autres entreprises, sa société a vu partir des salariés européens en raison de l’incertitude persistante quant à leur statut dans un Royaume-Uni post-Brexit. Pourtant, le dirigeant estime que l’impact d’un Brexit sans accord sur l’industrie technologique ne peut être prévisible pour l’heure. “L’idée qu’il s’agit d’une courte pause brutale est vraiment fallacieuse.
Une fois que les gens sortiront du déni et se rendront compte de tout l’impact, c’est là que le vrai travail commencera. Beaucoup de gens n’ont pas commencé à y penser parce qu’ils espèrent qu’on n’en arrivera pas là”, regrette-t-il.
Londres, de ville-monde à simple capitale ?
La start-up suédoise Minut, spécialisée dans l’Internet des Objets (IoT), a pris la décision de déménager son siège à Londres après le résultat du référendum. L’entreprise, spécialisée dans la conception de systèmes d’alarme résidentiels intelligents, a décidé de déménager parce qu’elle avait besoin d’avoir accès à des travailleurs ayant de l’expérience en vente et en marketing. Pourtant, son cofondateur et PDG, Nils Mattisson, est inquiet.
Il craint que l’accès aux talents ne se détériore s’il devient plus difficile d’embaucher des citoyens européens après Brexit. C’est pour cela que la société a déménagé son entrepôt hors du Royaume-Uni et dans un pays de l’UE. “Notre équipe est peut-être basée à Londres, mais nous avons presque autant de nationalités que de personnes.
Et c’est l’un des meilleurs atouts de Londres, c’est que vous avez cette diversité”, a expliqué le dirigeant. “Mais cela dépend de la capacité des gens qui ont la bonne expérience, qui ont les bons antécédents, à s’installer ici et à y vivre. Mon inquiétude est que ça va changer”.
“Il n’y a pas d’autres villes en Europe qui ait le même réservoir de talents”
Pour autant, le dirigeant ne se dit pas catastrophé. “Nous pensons que l’attrait culturel, la langue et l’état actuel de Londres seront suffisamment forts, même après Brexit” pour maintenir l’attractivité de la ville, explique-t-il.
“Quand il s’agit d’avoir cette perspective très internationale, il n’y a pas d’autres villes en Europe qui ait la même gravité et la même profondeur de réservoir de talents – et je ne pense pas que ce soit quelque chose qui va changer du jour au lendemain”, estime ce dernier.
L’incertitude persistante est la pire des choses.
L’état-major de la société d’apprentissage linguistique Lingvist a pour sa part déclaré qu’elle avait cessé d’embaucher ou de se développer au Royaume-Uni et qu’elle embauchait désormais du personnel dans son bureau de Tallinn, en Estonie. Dans le passé, la direction de la société avait pourtant envisagé de déplacer la plupart de ses employés au Royaume-Uni. “Nous avons toujours un bureau, et c’est génial. Mais nous n’avons pas étendu nos opérations et nos activités à cause de l’incertitude qui règne”, explique Ott Jalakas, COO et cofondateur de Lingvist.
Pour ce dernier, le Brexit intervient alors que le travail connait de multiples mutations, à commencer par l’essor du télétravail, tandis que le coût élevé de la vie à Londres et le climat défavorable par rapport aux autres régions d’Europe s’imposent comme des facteurs défavorables à l’essor économique de la capitale britannique.
Néanmoins, si le Brexit peut être conclu, les entrepreneurs technologiques qui partent maintenant pourraient revenir. “Londres est assez grande et assez attrayante pour ne pas l’ignorer, elle reviendra” sur le devant de la scène, explique le dirigeant, pour qui “si les gens quittent la ville maintenant, ils pourraient y revenir dans deux ans, une fois qu’une solution raisonnable aura été trouvée”.
Un bureau commercial en Scandinavie en réponse au Brexit
Simon Hill, PDG de la société de logiciels de gestion Wazuko, espère également que l’incertitude prendra fin. “Nous sommes une société de logiciels d’entreprise qui prend son envol dans un espace relativement nouveau, et les gens ont tendance à ne pas prendre de grandes décisions d’achat lorsque l’avenir est incertain”, explique-t-il.
C’est pour cela que la société a ouvert un bureau commercial en Scandinavie, en partie en réponse au Brexit, et a installé un deuxième data-center en Allemagne. “Cela nous a coûté plus d’argent et c’est devenu une force pour nous, mais c’est une décision que nous n’aurions probablement pas pris en d’autres circonstances”, explique-t-il.
Pas étonnant donc que le dirigeant tienne à ce pont à ce que le processus Brexit prenne fin. “J’espère désespérément que, quoi qu’il arrive, nous obtiendrons une décision à la fin du mois d’octobre et que nous pourrons nous projeter au-delà, peu importe la nature de cette issue”, indique-t-il. Pour lui, “n’importe quelle action serait mieux que l’inaction à ce stade”.
Il se dit également optimiste quant à l’avenir des entreprises technologiques britanniques. “Je pense qu’il y aura de grandes opportunités pour les entreprises britanniques. Ce sera une période de transition, et c’est pourquoi j’ai hâte que ce projet démarre également”.
Une issue encore incertaine
Pour Russ Shaw, fondateur de Tech London Advocates, l’industrie technologique vit dans l’incertitude du marché depuis plus de trois ans. “Les gens trouvent tout simplement qu’il est extrêmement difficile de planifier parce que personne ne sait exactement où cela va nous mener”, regrette-t-il.
L’une des plus grandes préoccupations de l’industrie reste le risque d’une sortie de l’Europe sans accord, explique-t-il. “Si nous avons un Brexit plus souple, cela donnera aux sociétés plus d’options, plus de flexibilité, mais un Brexit sans accord serait extrêmement perturbateur pour certaines entreprises”, estime ce dernier, alors qu’un Brexit sans accord signifierait que les flux de données de l’Europe vers le Royaume-Uni n’auraient pas de base légale, en plus de rendre beaucoup plus difficile les affaires et l’embauche en Europe.
Pour lui, même l’issue d’un Brexit avec un accord pourrait créer de gros problèmes pour les entreprises de technologie, car à l’heure actuelle il y a peu de détails sur les services, qui constituent la plupart des exportations des entreprises de technologie du Royaume-Uni. “Il est difficile d’établir un plan d’urgence lorsque l’on dispose d’une telle variété de résultats potentiels”, explique le dirigeant.
Un mini boom économique si un accord est conclu ?
Si certains soulignent que les niveaux toujours élevés des investissements internationaux sont le signe que l’industrie technologique britannique n’a pas été touchée par la crise de Brexit d’autres mettent en avant la dévaluation de la livre sterling par rapport au dollar pour illustrer les conséquences déjà visibles de la sortie du Royaume-Uni de l’UE.
“Les valorisations boursières ont semblé attrayantes alors que la livre sterling a baissé. Les évaluations boursières seront encore plus attrayantes maintenant, et si nous avons un Brexit sans accord et que la livre sterling continue de chuter, vous allez assister à une activité de fusion et acquisition beaucoup plus importante”, explique le dirigeant, qui entrevoit un mini boom économique si un accord est conclu entre Londres et Bruxelles.
Un sentiment croissant d’indépendance ?
L’industrie technologique britannique n’a jamais été favorable au Brexit. Avant le référendum de juin 2016, un sondage réalisé auprès des responsables techniques britanniques révélait déjà que 70% d’entre eux souhaitaient rester en Europe. Au premier rang de leurs préoccupations figuraient la capacité de recruter le personnel dont ils ont besoin en Europe, les préoccupations concernant la circulation des données et les craintes au sujet des investissements.
Le mois dernier, sept dirigeants d’entreprises de technologie sur dix interrogés par le groupe industriel techUK déclaraient encore qu’une sortie sans accord aurait un impact négatif sur leurs activités en août 2019, alors qu’ils étaient 69 % dans ce cas en décembre 2018.
L’état de préparation au Brexit – avec accord ou non – varie selon la taille de l’entreprise. Alors que neuf des dix plus grandes entreprises de plus de 250 employés ont déclaré être assez ou très bien préparées à une sortie sans transaction, ce chiffre tombe à 50 % pour les moyennes entreprises et à seulement 43 % pour les petites entreprises comptant moins de 50 employés. Il faut dire que les entrepreneurs goûtent assez peu l’incertitude.
Paris, Berlin et Tallinn désireuses d’accueillir des entreprises perturbées par Brexit
Alors que des villes comme Paris, Berlin et Tallinn sont désireuses d’accueillir des entreprises perturbées par Brexit, il est pourtant peu aisé de faire émerger une autre ville pouvant dépasser Londres de si tôt. Mais il faut toutefois convenir que le processus du Brexit a modifié la donne pour certaines entreprises qui auraient automatiquement choisi de développer leurs activités à Londres.
“De notre point de vue, nous ne voulons qu’un accord”, déclare Vinous Ali, directrice adjointe des politiques chez techUK. “Un accord nous donne cette période de transition et c’est crucial pour les affaires. Cette période de transition permet aux choses de continuer à peu près normalement jusqu’à ce qu’il y ait un changement progressif vers quelque chose de nouveau et que les entreprises l’acceptent”, explique cette dernière.
Pour de nombreuses entreprises de technologie, jusqu’à présent, la préparation de Brexit s’est traduite pour les employés européens par des coûts supplémentaires, de la confusion et de l’incertitude. Mais à certains égards, le processus du Brexit pourrait avoir une incidence positive pour l’industrie technologique britannique.
De nombreuses entreprises technologiques déjà dans un état d’esprit post-Brexit
Le Brexit a en effet forcé de nombreuses entreprises à prendre des mesures qu’elles n’auraient pas envisagées autrement, comme le déplacement de leurs activités ailleurs en Europe, alors même que les politiciens se disputaient. Certains d’entre eux ont dû se développer au-delà de leur marché national plus rapidement qu’ils ne l’auraient fait autrement.
Cela signifie qu’avant même qu’une décision par rapport au Brexit ne soit prise, de nombreuses entreprises technologiques sont déjà dans un état d’esprit post-Brexit, qui les amène inévitablement à être moins liées au Royaume-Uni qu’elles ne l’étaient auparavant. Reste à savoir si cette nouvelle indépendance est bonne pour le Royaume-Uni.
Article “Revealed: The dramatic changes tech firms are making ahead of Brexit” traduit et adapté par ZDNet.fr
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